CHAPITRE XV
Ael et Katel n’étaient pas sur place depuis plus de 30 secondes qu’ils entendirent une galopade et des cris.
Puis, Michelli surgit. Il avait quarante mètres d’avance sur six ou sept hommes et femmes qui paraissaient essoufflés. Ael ne les reconnaissait pas ; ils devaient appartenir au gros groupe ramené de M 64.
— “On est dans le gros buisson, à ta droite, Sarmaj. Oblique un peu et tu stoppes à notre hauteur. On va se les payer. Il faut les démolir en laissant des marques visibles. O.K. ?”
— “Reçu. Je me sens mieux, Cap.”
Les poursuivants arrivaient et ralentirent en voyant Michelli s’arrêter soudain et les attendre.
Quand ils furent à 15 mètres, Ael et Katel jaillirent de leur cachette.
Ael ne dit pas un mot mais, doucement, de la main, leur fit signe d’avancer.
— Alors, t’es revenu, toi ? Tu nous as laissés en plan pendant un sacré bout de temps et tu t’amènes comme une fleur ! lança une femme, un vrai paquet de muscles, d’une voix mauvaise.
Ael ne répondit pas mais sourit ironiquement en répétant son geste. En face les visages se contractèrent et ils se ruèrent en avant.
Comme autrefois, Ael et Michelli démarrèrent aussi. Katel, qui ne connaissait pas leurs habitudes, s’ébranla avec un temps de retard.
Michelli utilisa son poids, sa puissance, la tête rentrée dans les épaules, pour balancer les deux premiers. Ael s’envola pour frapper des deux talons, visant les nez d’un type et d’une grande femme aux épaules carrées, proches l’un de l’autre. Puis, il se laissa tomber et rouler au sol pour dérouter une attaque éventuelle.
— “Les visages, qu’ils saignent beaucoup, il faut que ce soit spectaculaire,” lança-t-il mentalement, les yeux sur les visages abîmés, maintenant, de ses adversaires.
En réalité, la bagarre était presque finie. Katel avait pulvérisé un type et achevait le dernier. Michelli, debout, pivotait sur lui-même à la recherche d’un autre adversaire. Mais il était temps ; Ael se sentait les jambes en coton.
C’est à cet instant qu’Ael entendit du bruit. Il pivota vivement. Cinq Anciens étaient là, immobiles. Des poursuivants qui avaient du retard, probablement. Il les regarda fixement et jaugea que ce qu’ils avaient vu les avaient calmés. Alors, il fonça dans la brèche.
— Amenez-vous, lança-t-il de sa voix de commandement, prenez chacun un de ceux-là ! On les ramène au village, ils ont besoin de soins. Allez, magnez-vous !
Puis il leur tourna le dos, délibérément, pour saisir un corps et le hisser sur son épaule gauche, masquant sa fatigue.
— Katel, passe devant, ajouta-t-il, du même ton.
Il vit les gars hésiter un instant, puis se mettre en marche et venir ramasser leurs copains.
Personne ne pipa mot jusqu’à l’arrivée au village. Ael était d’ailleurs content d’y être, sa victime était vraiment lourde et il mesura combien il avait perdu de ses forces, sur Amas I.
Des hommes et des femmes commencèrent à apparaître. Pas loin d’une centaine. Il fit encore quelques pas et posa, sans brutalité, le corps du gars, toujours KO. Puis, il se redressa et regarda la foule, le visage impénétrable.
— Ils ont besoin de soins. Même si vous avez oublié beaucoup de choses, certains d’entre vous doivent encore se souvenir des premiers soins à donner à un copain, non ?
La foule parut surprise de ces paroles.
— Alors, vous vous décidez ? Vous attendez qu’ils perdent davantage de sang. Ce sont des nôtres, merde !
Cette fois plusieurs types sortirent des rangs et se précipitèrent vers les victimes allongées sur le sol.
— Qu’est-ce que tu vas leur faire ? lança une voix.
Ael se retourna lentement.
— Il y a quelque chose à faire ?… Ils ont joué aux cons et ont pris leur raclée, pour moi ça s’arrête là…
Il attendit un instant pour poursuivre :
— En revanche, je suis en rogne contre vous, les gars ! Pourquoi croyez-vous qu’on se soit donné la peine de monter toute une filière et vous sortir de cette saloperie d’Union ? Pour que vous deveniez ces loques ?… Vous vous êtes regardés ? J’ai voulu récupérer des soldats, des combattants, pas des minables qui se laissent aller, qui bouffent bien et se laissent vivre. Vous n’avez même plus d’entraînement. C’est pour “ça” que je me suis battu ? Alors, si on ne vous dit pas ce qu’il faut faire, il n’y a plus personne ? Pourtant pour échapper aux sauvages de l’Union, vous avez bien dû faire marcher votre cerveau, et vos muscles, non ? Il n’en reste plus rien ? Vous croyez que j’ai envie de construire une Fédération de cloches ? J’étais fier de mes gars, de mon Premier Groupe, pendant la guerre, je ne le suis pas de ce que je vois !
Il se rendit compte qu’il était en train de faire l’expérience des foules mais ne s’en inquiéta pas, trop furieux. Il laissa encore passer deux secondes. C’était maintenant qu’il allait jouer le coup de dés.
— Sarge, toi qui as excité tes copains, avance…
Il y eut un flottement, autour.
— Sarge, lança Ael en levant le ton, je n’ai pas l’habitude de répéter un ordre, sors des rangs !
Un long type au visage couvert de barbe apparut, une expression de défi sur son visage. C’est vrai qu’il avait une sale gueule et sa barbe en renforçait la sauvagerie.
— Viens près de moi.
L’autre avança, sur ses gardes, pas effrayé. C’était effectivement un dur.
Ael lui tourna le dos pour s’adresser à la foule.
— Vous savez ce que j’espérais, les minables ? Que des types comme lui se révéleraient… des chefs. Et il n’y en a qu’un ? Un seul parmi un millier de soldats qui ont fait une longue guerre ? Lui s’est mis en rogne et a bougé. Maladroitement, peut-être, mais il a montré du caractère. Alors vous n’en avez plus, vous ? Il faut qu’on vous pourchasse, qu’on vous tabasse pour que vous réagissiez ? Mais où sont-ils mes camarades de souffrance, ceux qui partaient à l’assaut avec la trouille mais ne la montraient pas. Qu’ils soient d’Altaïr ou de Procyon. Est-ce qu’ils existent encore, au fond de la loque que chacun de vous est devenu ?… Les gars qui étaient capables d’aller chercher un copain blessé, qui savaient que, seul, on ne vaut pas grand-chose, mais qu’en groupe, encadré, avec une mission à accomplir, on est capable de tout ?… La mission vous l’aviez, je vous l’avais donnée : faire de cette planète une Fédération en commençant par l’explorer, découvrir ses richesses – elle en a forcément, ne serait-ce que ses animaux. Qu’est-ce que vous avez fait ? Vous m’avez trahi ! Simplement parce qu’il n’y avait personne pour vous dire, chaque jour “toi tu fais ça, et toi ça.” J’ai pris des risques dingues, j’ai bossé comme un fou, avec mes amis, pour trouver cette planète de paix et pour aller vous chercher… et pour quoi ? Pour vous voir, avec vos têtes des mauvais jours…
Il se retourna vers le Sarge, démonté.
— Sarge, est-ce que tu n’aurais pas eu honte d’appartenir à une unité de ce genre ? Hein ? Eh bien réponds, Sarge. Tu es fier d’eux ?
— Non, fit l’autre machinalement.
— Gueule ta réponse !
— NON !
Ael lui tourna le dos à nouveau.
— Vous avez entendu ? Personne ne serait fier d’être votre chef. Vous savez ce qui se passe, en ce moment ? Mes amis sont dans le Monde, en train de ruser, de faire des pieds et des mains pour se procurer du matériel dont on a besoin, ici. Et vous, vous vous laissez aller ? Pas une initiative, rien. Des loques ! Bordel, c’est pas ce que j’espérais, je vous le jure ! J’avais l’impression que j’avais amené ici des Anciens qui savent ce que c’est que la dignité, la dignité, vous entendez ? Et il y en a un seul qui a montré qu’il avait du caractère ? Il s’est planté en voulant retourner dans l’Union se venger, d’accord. Il a raisonné comme un vrai con ! Mais tout le monde a le droit à l’erreur. À une erreur ! Ce qu’il faut, c’est bouger. Si on se trompe, on corrige le tir, c’est tout. On n’est pas parfait. Vous voulez que je vous dise… il n’y en a qu’un, ici, avec qui j’ai envie de parler… c’est lui. Tu viens, Sarge, on va discuter en mangeant, je crève de faim.
Ael mit la main sur l’épaule du grand Sarge et l’entraîna.
— Amène-moi chez toi, on va bouffer ensemble, ça me rappellera peut-être des souvenirs.
Le Sarge ne savait visiblement pas où il en était et agit machinalement, montrant le chemin.
— “Attends-toi à un choc, mon Ael,” fit la voix de Katel dans son cerveau. “C’est un type de la Sécurité d’État, habitué à infiltrer des groupes, que tu viens d’encenser ! Ce gars n’a jamais fait la guerre, il a été placé dans le camp par la Sécurité, pour nous trahir ! Il a réussi à passer le filtre, au départ. Il voulait ramener les Anciens dans l’Union et dénoncer la filière.”
— “Il était seul ou il y en a d’autres ?”
— “Il n’en sait rien.”
— “Essaie de savoir s’il a pu envoyer des informations à ses chefs depuis le moment où tu as pénétré dans le camp à M 64.”
— Tu as assez de plats pour nous tous ? demanda Ael tout en marchant, Michelli a un sacré appétit.
— Oui, oui, il y a ce qu’il faut. Dites, Capitaine, pourquoi vous avez dit ça ?
— Quoi ?
— Eh bien, sur moi, quoi.
— Parce que c’est la vérité. Il n’y a qu’un seul type qui ait un vrai tempérament de chef, toi. À propos comment t’appelles-tu ?
— Sarge Zyl Kostaki, 402ème division.
Il mentait bien, n’avait pas hésité un instant.
— Zyl, on va parler. J’ai besoin de types comme toi.
— Pourquoi vous ne m’êtes pas rentré dans le lard ?
— Pourquoi je ne t’ai pas tué, tu veux dire ? À ce niveau de pagaille, c’était soit te tuer, soit me rendre compte de ce que tu valais et te faire confiance.
— Me tuer… c’était peut-être pas aussi facile que ça, quand même.
Il reprenait du poil de la bête. Tout en marchant, Ael posa la main sur son bras pour attirer son attention puis le fixa dans les yeux.
— J’en aurais eu pour moins d’une seconde à te tuer ; tu n’aurais rien vu venir… Tu n’as jamais vu un B.A. au combat, n’est-ce pas ? La 402ème n’a jamais été engagée dans ce genre de bagarre.
Zyl était piégé et secoua la tête.
— Non.
Ael leva brutalement le bras gauche droit vers le ciel pour attirer son regard et frappa, retenant son poing droit serré, deux phalanges légèrement sorties, juste avant le contact avec son sternum.
— Tu es mort, dit-il. Ce coup ne pardonne pas. Tu vois : moins d’une seconde.
— Parce que j’ai été pris au dépourvu, essaya d’ergoter l’autre, les pommettes quand même pâles.
— Ne joue pas à ça avec moi, Zyl. Tu sais que je dis vrai. N’oublie jamais, Zyl, sois honnête avec moi.
— “Katel, réactions ?”
— “Furieux… mais une forme d’admiration pour toi. Pour la démonstration, je pense. Il n’imagine pas que tu aurais pu le tuer.”
— C’est là, dit le Sarge en montrant un abri.
— Dieu, j’ai une de ces faims, lança Michelli, je vais te bouffer tes provisions, petit.
L’autre se retourna vivement :
— Pourquoi tu m’appelles petit ?
— Une habitude qui vient de loin. Dans les B.A., on utilise pas trop souvent les grades. Quand j’aimais bien un Sarge, je l’appelais petit, pas de quoi être vexé, au contraire, même.
L’autre se détendit et ouvrit la porte.
— Faut pas être susceptible, comme ça, mon gars, poursuivit Michelli en entrant. Avec le Cap, il n’y a jamais de sous-entendus. Quand on a quelque chose à dire, on le dit et c’est fini.
— Pas l’habitude, marmonna le gars. Je vais chercher des plats à côté, installez-vous.
L’intérieur de l’abri était très convenablement rangé.
— “Surveille ce qu’il fait, Michelli. Katel, ton avis ?”
— “C’est un vétéran de la Sécurité. Un authentique dur. Il adore ces missions solitaires. Il n’avait encore envoyé aucun rapport.”
— “L’homme, qui est-il ?”
— “Assez honnête, dans son genre. Totalement fidèle à l’Union. Quand il s’engage, il ne change pas d’avis. À part cet engagement, pas mauvais bougre, finalement.”
— “Intelligent ?”
— “Moyen, disons. Une énorme volonté. Quelles sont tes intentions ?”
— “Sonde-le encore pendant le repas. Mémorise tout ce qui concerne sa mission, ses contacts, ses chefs, l’organisation de son service, un mot de reconnaissance, s’il existe. Tout. Si tu ne trouves rien de négatif, on va l’imprégner à fond, en utilisant toute notre nouvelle puissance. On lui fait oublier son passé et on en fait un adepte forcené de la Fédération de l’Amas.”
— “Tu veux le garder ?”
— “C’est un chef incontestable, on en a besoin. On limitera son autorité à des missions précises ou à la direction d’un village, mais il sera utile.”
— “Tu m’as bluffée encore une fois. Choisir un gars de la Sécurité pour avoir des responsabilités chez nous…”
— “Sécurité, oui, mais avec une imprégnation qui ne cédera jamais. On le fera après le repas, si tu n’as rien découvert. On lui donnera envie de se raser le visage demain ce sera une sorte de signe de ralliement, aux yeux des autres.”
— “Dieu, ce que tu es vicelard !”
Le repas commença un peu contracté, mais la conversation roula sur Amas II, Ael expliquant ses projets d’élevage de bêtes sur pieds et de poissons, avec une usine de préparation de plats. Il expliqua ensuite longuement qu’ils devaient tous oublier l’Union et toute idée de vengeance, ça ne débouchait sur rien de positif pour Amas II. Mais qu’en revanche la Fédération avait un avenir fabuleux.
Peu avant la fin Katel appela Ael.
— “Tu sais que tu l’as intéressé ? Par moment, il se prenait même au jeu. En tout cas, il a une morale plus saine que je ne pensais. Je suis allé très profond en lui. Ça ne m’était jamais arrivé de pouvoir plonger si loin…”
— “Oui, j’ai vu. Il a cessé de manger, par moments.”
— “O.K., on y va, je commence et tu appuies tout ce que j’imprègne.”
Ael se rendit compte qu’il n’avait pas besoin de se concentrer en fixant quelque chose. Il lui suffit de continuer à regarder Zyl. Celui-ci s’immobilisa, figé.
Ael émit pendant un quart d’heure. Il donna au faux Sarge une volonté de se battre de toutes ses forces pour que naisse la Fédération, une fidélité absolue à cette idée et au groupe d’Ael, une volonté inébranlable de faire partager ses nouvelles convictions par les Anciens et une aversion de la violence. Il effaça tout souvenir de la Sécurité pour lui imaginer un passé de soldat de métier, dès la sortie de la Materna, afin qu’il ne se pose pas de questions sur une période sans souvenirs de sa vie. En revanche, il lui laissa ceux qui concernaient sa prise de pouvoir, ici, et la conscience qu’il se trompait.
Quand il en eut fini, il lui donna la direction du village, le chargeant de l’organiser, d’en faire un modèle et de lancer une étude de la faune marine, à la recherche de produits alimentaires pour supprimer, peu à peu, l’usage des plats préparés.
Ael coupa l’imprégnation, constatant avec curiosité qu’il ne se sentait pas fatigué, cette fois. La conversation reprit, comme si elle n’avait jamais été interrompue, si ce n’est qu’Ael dicta, oralement, sa mission au gars.
— … Il va falloir que tu montres de la diplomatie avec certaines grandes gueules, mais je veux que tu fasses de ce village un modèle, Zyl, et je compte sur toi pour explorer la côte. Cherche les bons nageurs. Qu’ils observent, ramassent des échantillons. Il faudrait aussi savoir s’il n’y a pas quelqu’un ayant des connaissances de biologie, ici ou dans un autre village, pour tester les crustacés et coquillages en sécurité. Tu vois, tu as un sacré travail à accomplir. Mais je compte sur toi, Zyl.
— Je me suis trompé, mais je ne vais pas m’en vouloir toute ma vie ; il y a autre chose à faire. Ça marche.
Son visage était calme, détendu. Il avait l’air bien dans sa peau. Ael sut que l’imprégnation était définitive et d’autant plus solide qu’il ne demandait rien qui heurte la conscience du gars, une fois l’Union oubliée. Il l’orientait différemment c’était tout. Il n’avait placé aucune haine de l’Union dans son cerveau, mais de l’indifférence. Il ne pourrait pas y avoir de conflit, en lui.
Ils se quittèrent et allèrent chez Michelli pour faire le point. Sur le chemin, ils croisèrent quelques Anciens de M 64, certains avaient l’air gênés, d’autres souriaient vaguement.
En passant par la sorte de place où Ael avait harangué les Anciens, il en vit un certain nombre, discutant et sauta sur l’occasion. Il se dirigea de leur côté.
— Les gars, le Sarge, enfin, Zyl, est le chef de ce village, désormais. Obéissez-lui, il vous guidera.
— Tu lui as donné la direction du village, dit une femme, stupéfaite. Malgré ce qu’il a fait ? Il nous a dressés les uns contre les autres.
— Tout le monde a le droit de se tromper une fois, dans sa vie. Il l’a fait, maintenant il est tranquille. Je lui ai fixé une mission, faire vraiment vivre ce village. Tout va changer, vous allez voir. Faites-lui confiance.
— Ben… si tu le dis. Moi, c’était à toi que je faisais confiance.
— Je ne peux pas être à la fois ici, dans les autres villages, dans le Monde, en train de préparer l’évasion de nos camarades, là-bas. Il faut bien qu’il y ait des gars qui m’aident, non ?
— On le jugera à l’usage, reprit la femme. Mais s’il veut nous lancer encore dans une bagarre je le descends, je te préviens.
— S’il redevient violent sans raisons, fais-le pour moi. Mais juge-le d’abord honnêtement.
Chez Michelli, dont l’abri était à son image, parfaitement rangé et propre, ils s’assirent pour boire un verre d’alcool, heureux de se retrouver.
— Bordel, ce que vous m’avez fait mal, dit celui-ci immédiatement.
— Mal ? fit Katel.
— Vous ne vous rendez pas compte. Votre “voix” hurle dans le crâne. Votre puissance d’émission a tellement augmenté… vous ne pouvez pas savoir. Il faut que vous appreniez à baisser le ton, hein ? Enfin, je veux bien le supporter de toi, Katel, parce que ça me fait drôlement plaisir de te revoir, mais le Cap, Nom de Dieu, il pourrait faire attention ! Sinon, je me transmets six mois là-haut, il verra, au retour…
— D’accord, râleur, dit Ael, amusé. Dis-moi il faudrait qu’on envoie des messages à tout le monde, encore que… je vais plutôt contacter Grosse Tête, il a peut-être des trucs à me raconter.
Le contact fut très rapide.
— “J’imagine que tu sais que ta puissance mentale est terriblement forte ?” lança tout de suite celui-ci.
— “Oui, je l’ai appris. Katel est dans le même cas.”
— “As-tu essayé tes autres dons ?”
— “Non, je n’y ai pas pensé, jusqu’ici. Je verrai. Pour l’instant, je voudrais remercier Aristote, ton ami philosophe, son idée était la bonne.”
— “Ah ! Tu as enfin compris ?”
— “Que j’aimais Katel ? Oh, il y a un moment, mais inconsciemment. Dis-moi si tu as des nouvelles des autres, on vient de revenir à Amas II, juste à temps pour désamorcer une crise. On a aussi découvert un espion de l’Union, chez les Anciens.”
— “Qu’en as-tu fait ?”
— “Je l’ai nommé chef du premier village. C’est un leader né.”
— “Tu es vraiment déroutant, Ael. Tu nommes ton ennemi à la tête des tiens ?”
— “Nous l’avons imprégné en profondeur. Il fera du bon travail ici. Sais-tu où sont les autres ?”
— “Phi a récupéré les Transmetteurs et il est en chemin pour Amas II.”
— “Parfait. Quand il te contactera, peux-tu lui dire que Katel est sauvée et qu’il installe les gros appareils de défense le long de l’amas, de chaque côté, de manière à couvrir tous les angles de pénétration, y compris une émersion près d’Amas II.”
— “C’est sage, en effet. De son côté, Gregg a fait fabriquer des quartz d’enseignement de techniciens et de spécialistes de presque toutes les branches de la science et de l’industrie. Il avait imprégné des individus d’un haut niveau et assez pédagogues, bref, il a tout le matériel, les casques ‘injecteurs mentaux’ et les quartz, pour faire des démonstrations. Il a pris des contacts avec plusieurs Groupes économiques de Fédérations différentes.”
— “J’ai réfléchi à tout ça. Je crois que l’on va attendre un peu pour mettre en route cette affaire.”
— “Ah bon ?”
— “Oui, je pense que l’argent est nécessaire, mais il y a une autre priorité, celle de faire monter le niveau de connaissances de notre propre population. Je voudrais monter des ateliers, pas des usines, dans beaucoup de domaines technologiques, de manière à utiliser nos hommes, ici, fabriquer nous même des choses et en acheter moins dans le Monde. Je sais que ça va demander du temps, mais ça met en marche notre Fédération. Par la suite, il suffira de la faire grandir, tout sera déjà plus ou moins en place… Dans l’immédiat, par exemple, on a besoin de biologistes qui puissent étudier la faune d’Amas II avec du matériel sérieux.”
— “Ambitieux, mais plus lent, au départ.”
— “Oui, les bases seront solides. Et la population aura davantage l’impression que tout est lancé. Et Antonio ?”
— “Il est en route pour Véga XX pour demander à l’Établissement Financier Galactique un prêt fédéral, afin de régler le paiement du matériel qu’il a acheté.
Cela fit tilt dans l’esprit d’Ael, mais il attendit.
— “On n’a plus de Ters sur notre compte ?”
— “Si, mais il a découvert que l’OFG prêtait aux jeunes Fédérations à des taux très bas et il veut en profiter.”
— “Il arrivera à Véga à temps pour la conférence galactique ?”
— “Oui. Il sera sur place dans deux jours et la Conférence commence demain.”
— “Parfait. Rien d’autre ?”
— “Non.”
— “O.K., merci, Grosse Tête. On va recommencer notre combat. On va rejoindre Antonio.”
Et il coupa.
— Michelli, combien y a-t-il d’autres villages ?
— Deux autres, plus importants, sur la côte, à l’ouest et à l’est, et un 50 kilomètres à l’intérieur, le long d’un fleuve.
— Des liaisons entre eux ?
Le Sarmaj fit la moue.
— Peu, à ma connaissance.
— Les gars passent leur temps à quoi ?
— À part quelques-uns, qui explorent vaguement, à rien. Ils se dorent les fesses au soleil.
— Où en sont les vivres ?
— Ça descend vite.
— Tu connais les trois villages ?
— Oui.
— Tu te souviens d’un coin, près de chacun d’eux ?
— Tu veux t’y téléporter ?
— Oui.
— Dis donc, ça fait une distance…
— On n’a jamais essayé. Pense au village de l’ouest et à un coin tranquille, je vais le “voir” en toi et on s’y téléporte ensuite.
— T’es revenu drôlement gonflé. Cap. Je ne sais pas si j’en suis capable, moi.
— J’ai besoin de toi là-bas pour surveiller mes arrières ; fais un effort.
Michelli se raidit. Ael vit une petite clairière se dessiner dans son cerveau et “regarda” intensément.
— Prête, Katel ?
— Oui.
— Pars en tête. Michelli, concentre-toi fortement.
Le colosse baissa la tête. Trois secondes plus tard, il disparaissait. Ael regarda Katel qui hocha la tête.
Ils disparurent presque en même temps…
Michelli était là, un peu effaré, quand ils apparurent dans la clairière.
— Allez, guide-nous, fit Ael.
— Bordel, tu te rends compte d’un bond ! dit Michelli en se mettant en marche.
— On n’a jamais vraiment testé la puissance de nos dons dans ce domaine, ni en télékinésie, répondit Katel. On a surtout sondé des cerveaux ou communiqué. Il fallait essayer. D’autant qu’en s’entraînant on peut probablement s’améliorer.
— Tu voudrais peut-être retourner sur Amas I, pendant que tu y es ? ironisa le Sarmaj.
— C’est une idée, ça. Il faudra essayer encore, fit la jeune femme, souriant à moitié.
— Oh, non, tu vas pas me faire ça, Katel, pas toi ! Ah, voilà le village.
Les maisons étaient installées n’importe où, le long du talus qui bordait la mer. Comme si chacun avait voulu la voir de chez lui…
Le visage dur, Ael accéléra le pas en marchant le long du talus. Au passage devant chaque abri, il donnait un grand coup dans la porte et gueulait :
— Dehors !
Au fur et à mesure où ils avançaient, des hommes et des femmes apparaissaient.
— Katel, sonde-les au passage, essaie de trouver quelqu’un qui regrette ce bordel, déplore le manque de commandement. Quelque chose dans ce genre. Michelli, sonde aussi, regarde s’il y a un autre espion de l’Union. Pour aller vite, va tout de suite à ce que suggère le mot Union, pour eux.
Tout en avançant, il aperçut une fille qui arrivait des collines au trot d’entraînement. Il s’arrêta et, les mains en porte-voix, hurla à son intention.
— Toi, rejoins-moi tout de suite, et allonge la foulée que je vois ce que tu as dans les jambes.
Ils arrivaient au bout des abris. Ael se retourna. Près de 400 hommes et femmes se tenaient là, silencieux, curieux, aurait-on dit, le visage sans expression, en tout cas.
— Descendez tous sur le sable, gueula Ael.
La foule commença lentement à obéir.
— Quand je donne un ordre, c’est pour tout de suite balança-t-il d’une voix furieuse.
— Oh, ça va, hein ! fit une voix d’homme.
— Viens là, toi, la grande gueule, réagit immédiatement Ael.
Personne ne bougea.
— Alors, petit con, tu es un dégonflé, en plus ? Tu sors des rangs, minable !
— Non, mais tu te prends pour qui ? Y a plus de grade, reprit la voix. C’est même toi qui nous l’as dit, là-bas !
Cette fois Ael le repéra. Un grand type vêtu seulement d’un bas de combin’ déchiré.
— Je me prends pour le gars qui est allé te chercher pour t’amener ici. Tu aurais été capable de faire la même chose ? Allez, amène-toi.
— Sinon quoi ?
— Pas de sinon. Je te sors des rangs à coups de pieds dans tes petites miches de minable !
L’autre gronda de colère.
— Mais on en a marre, lança-t-il avec colère.
— Parle pour toi, minable, les autres sont assez grands pour le faire eux même. Sors des rangs !
Le gars commença à grimper le talus, comme si sa colère montait au fur et à mesure.
Quand il fut près du groupe, Ael lui tourna le dos pour s’adresser à la foule.
— Regardez-le, tous, et dites-vous que ce détritus a été un soldat !
— Détritus ? hurla le gars.
Ael se retourna très vite et balaya du bras un coup dirigé vers sa nuque. Ses bras commencèrent une sorte de danse, dessinant des courbes dans l’espace. Chaque fois qu’ils s’abaissaient, sa main assénait une monumentale gifle à l’une des joues du type.
Incapable de faire face, celui-ci reculait, levant maladroitement les bras pour protéger son visage qui changeait de couleur. Ses joues devenaient écarlates ! Ael stoppa brusquement et regarda en bas.
— Vous savez pourquoi je lui flanque des gifles ? Parce qu’il ne mérite pas un coup. Ça, c’est destiné à des soldats, les minables de son genre ne méritent que des gifles !
L’autre eut un sursaut et sauta, lourdement, pour tenter un ciseau au cou. Ael esquiva du torse, le laissa se remettre debout et lâcha deux coups enchaînés à grande vitesse. Les deux poings arrivèrent, l’un au cœur, l’autre au côté de la mâchoire. Puis, il recula d’un pas pour laisser la place au corps qui s’effondrait en avant, KO.
— Toi, la fille qui courait, où es-tu ? lança-t-il.
— Ici, répondit-elle, derrière.
Elle dépassait 1 m 80 et avait des épaules d’athlète.
— À partir de demain matin, dit-il assez fort pour être entendu d’en bas, tu prendras les vingt moins minables et tu vas reprendre leur entraînement à la base. Fais-les souffrir, mais qu’ils aient retrouvé la forme dans quinze jours. Je vais peut-être avoir besoin d’une escouade de types sachant se battre. Il y a des centaines d’Anciens qui attendent qu’on vienne les délivrer, dans le Monde. Eux ne mangent pas à leur faim chaque jour, et ne se bronzent pas les miches au soleil. D’accord ?
— D’accord, Capitaine, fit la fille, mais je te signale que je ne suis pas gradée.
— Je m’en moque. Tu es en état physiquement, c’est tout ce qui m’importe.
— Merci, Capitaine.
— Ael, pour toi.
Elle sourit et descendit rejoindre les autres.
— L’Union a continué à regrouper des Anciens, dit-il. Seulement, après l’histoire du camp où l’on vous a récupérés, ils ont changé de planète. On est en train de chercher où elle se trouve pour attaquer et emmener les copains. Parce qu’il y a urgence. La Confédération du Centaure cherche des noises à l’Union et le gouvernement est en train de se rendre compte que l’Armée n’est plus assez nombreuse ni expérimentée. Alors on a des raisons de craindre qu’ils tapent encore plus fort dans la saloperie…
Il attendit quelques secondes pour frapper les esprits.
— … Ils sont peut-être déjà en train de réentrainer les Anciens, récupérés de force, cette fois, pour en faire d’abord des instructeurs, qui retourneront au combat, ensuite. Après onze ans de guerre, après avoir été persécutés, tabassés, pourchassés, les survivants vont être à nouveau enrôlés pour une nouvelle guerre !
Pour la première fois, la foule gronda. Elle sortait de sa léthargie, avec ce rappel du passé.
— Je ne sais pas combien ils ont retrouvé d’Anciens, des milliers ou des dizaines de milliers, peut-être ? Les amener ici ne nous pose pas de problème, vous avez vu qu’on en a les moyens et que la planète peut accueillir des centaines de millions d’habitants. Seulement, il faut les retrouver, d’abord. Et, une fois qu’ils seront là, comment les nourrira-t-on ? Ceux qui se sont empiffrés pendant des semaines à ne rien faire vont se dire que s’ils avaient cherché du bétail, par exemple – il y en a sur cette planète – on aurait de quoi faire manger les copains, quand on les amènera. Quand vous êtes arrivés, vous avez mangé à votre faim. Eux aussi ont le droit de manger, non ? Je ne veux pas chercher de responsables de la pagaille qui règne ici, le passé je m’en fous, mais je veux, vous m’entendez, je veux que ceux qu’on amènera trouvent un véritable asile ! Alors, débrouillez-vous comme vous voulez, organisez-vous rapidement, mais soyez prêts à accueillir des nouveaux en grand nombre. Il y a des Plateaux, partez en reconnaissance, il faut repérer des coins où ils puissent s’installer, faire des villages. Cherchez si on trouve des crustacés mangeables en mer, construisez des embarcations pour pêcher des poissons, élever des crustacés si on peut fermer un plan d’eau, pour avoir une réserve de nourriture. Il faut se creuser un peu le crâne pour prévoir ce dont ils auront besoin… Est-ce que vous en êtes capables ?
Le silence.
Ael haussa le ton :
— Je vous demande si vous êtes capables de préparer l’arrivée massive d’Anciens ou si vous les laisserez crever, après ce qu’ils ont enduré ? Si vous avez envie de vous bouger les fesses pour les copains ? C’est une question qui demande tellement de réflexion ? Est-ce que vous avez encore une conscience ou êtes-vous devenus des brutes ?
Une ovation. Brutale. Inattendue, par sa force, sa puissance. Certains essayaient de se faire entendre pour dire quelque chose mais ils étaient inaudibles. Ael leva les bras pour obtenir le silence qui se rétablit lentement.
— Souvenez-vous, je vous ai dit que dans notre Fédération, il n’y aurait plus de grades. Je me suis mal exprimé. Je voulais dire qu’il n’était pas question de reconstituer une communauté militaire, hiérarchisée, avec des grades, des saluts, tous ces trucs-là. Mais on a besoin, comme dans toute société, de responsables – d’une mission, d’un projet ou n’importe quoi – l’équivalent des officiers. Puis, de gens qui ont l’habitude d’organiser, matériellement, le travail, les Sarges, Chief ou Sarmaj, de spécialistes, qui connaissent bien un travail précis, et d’autres encore qui font le boulot. Ça n’a pas d’autre signification que de mener une tâche à bien. Pas question de salut de garde-à-vous ou de “Oui Sarj.” Pas de grades, mais des fonctions. C’est complètement différent. Nous sommes tous liés par notre passé et par la volonté de bâtir une Fédération. Ça vous parait peut-être fou, ce mot-là. Mais c’est pourtant ce qu’on est en train de faire, ici-même ! Pour Véga XX, on existe réellement en qualité de Fédération et le bracelet que vous portez désormais fait de vous des citoyens de la nôtre. L’Union ne peut plus rien contre vous, depuis que vous le portez. Rien ! Alors oublions-la et faisons vivre la Fédération Libre de l’Amas. Il y a forcément, parmi vous, des types et des femmes qui savent faire de l’élevage ou de la culture. Il y avait quelques pionniers, dans l’armée. On a besoin de compétences. Ceux qui savent élever du bétail, demandez des volontaires et apprenez-leur ce que vous savez. La même chose pour la culture. Il y a des arbres fruitiers. Peut-être peut-on les exploiter, en planter des surfaces entières ? En tout cas, commencer par récolter les fruits après les avoir testés. Mais il faut qu’on se remue. C’est notre planète !
Ils étaient tellement excités, en bas, que certains sautaient sur place, comme des gosses…
Les foules… Ael sentait un vague écœurement, en lui. Il était en train de manipuler une foule qui se laissait faire ! Alors n’importe qui pouvait exciter comme ça des centaines d’individus ? Finalement, il ne faisait pas autre chose que le gouvernement de l’Union !
Ael leva les bras, une nouvelle fois, et le silence se fit, immédiatement cette fois.
— Une dernière chose. On a besoin de tout, je le sais très bien, ne me prenez pas pour un illuminé. Il nous faut davantage de Plateaux, pour circuler, des engins, du matériel de toute sorte. Je le sais. Avec quoi pensez-vous qu’on peut s’en procurer ? Avec des Ters, tiens. Beaucoup de Ters. C’est à cela que Gregg, Antonio, Phi et ceux qui les ont accompagnés s’occupent, dans le Monde. Vous avez remarqué que je n’ai pas dit : les “Colonels” Gregg et Antonio. Pour moi, ils sont simplement Gregg et Antonio. Ce qui ne les empêche pas d’avoir des fonctions très importantes, parmi nous. En ce moment, ils montent des petites compagnies pour faire du commerce et ramasser de l’argent. Je suis intéressé par toute nouvelle idée. Tout le monde peut en avoir, ce n’est pas réservé à certains seulement… Aujourd’hui même, vous savez ce que nous allons faire, Katel, Michelli et moi ? On part pour Véga XX. Et vous savez pourquoi ? Parce que la Conférence Galactique annuelle va y avoir lieu. Vous vous dites peut-être : “Qu’est-ce qu’on en a à faire, nous autres ?” Eh bien, figurez-vous que nous, les exclus, les pourchassés, on a le droit absolu d’y assister ! Oui, à côté de l’Union, par exemple, ou de la Confédération du Centaure. Au même titre. “Et alors ?” Alors, Véga XX accorde des prêts à des jeunes Fédérations, à des taux d’intérêts très bas. C’est Antonio qui a découvert ça. Alors, on y va, pour obtenir ce prêt. Et les membres du gouvernement de l’Union seront obligés de nous saluer, d’être très polis ! Parce qu’on les a feintés et qu’on va leur tirer des pattes encore des milliers d’Anciens.
Du délire… Ael luttait contre un mépris pour ces hommes et femmes qui l’acclamaient, maintenant…
Il sentit qu’il fallait leur laisser sortir le trop-plein d’enthousiasme qui venait de se naître, alors il attendit, avant de conclure :
— Les gars, je compte sur vous, sur ceux qui vont former l’escouade dont j’aurai peut-être besoin, là-bas, pour ramener les nôtres, mais aussi vous tous. Prenez contact avec les autres villages, organisez des projets ensemble, trouvez-vous des spécialités. Bougez !
Il laissa la foule se libérer une nouvelle fois, mais ne bougea pas, attendant qu’elle se calme d’elle-même, ce coup ci.
— “Ael,” fit en lui la voix de Katel, “je viens de découvrir un type… Henrick Falsten, Lieutenant-Ancien, un chef né, qui a été dégradé, à la fin de la guerre. Désobéissance au combat. Ce type a été marqué par sa dégradation, il a perdu confiance en lui et s’est refermé sur lui-même. Il est net, Ael.
— “Imprègne-le vite, Katel ! Qu’il accepte ce que je vais annoncer. Tu l’imprégneras en profondeur ensuite. Reste dans son cerveau pour voir comment il réagit à ce qui va être dit.”
Il leva un bras.
— Une communauté a besoin de quelqu’un pour coordonner les actions, faciliter les projets… Il y a parmi vous un type que vous n’avez peut-être pas jugé à sa valeur. Il ne fait pas de bruit, ne se met pas en avant, mais c’est vraiment un bon organisateur, je le sais. On a pu avoir quelques bribes de dossiers, au Département de l’Armée. Il s’agit d’Henrick Falsten. Essayez de le convaincre de donner tout ce qu’il a dans les tripes pour votre village. Je pense sincèrement que vous ne le regretterez pas. Et comme il n’y a rien d’officiel et de définitif, chez nous, s’il vous déçoit, vous le lui direz. Henrick, veux-tu mettre ton expérience au service de tes camarades ?
En bas, les regards se tournèrent vers un petit gars mince qui, effectivement, ne payait pas d’allure. Il avait un air absent. Katel devait être en train d’achever de l’imprégner.
Il parut se réveiller et se mit en marche. D’un pas mal assuré, d’abord, puis plus ferme en grimpant au sommet du talus.
— Ta réponse, Henrick ?
Le gars regarda les autres, puis lança :
— À une condition… que les Anciens, ici, le veuillent. Je ne veux pas m’imposer, j’en ai soupé de ça. Nous sommes libres de nos choix.
Il y eut un instant de silence. Puis quelqu’un cria :
— T’es un petit cachottier, Henrick !
Tout le monde rigola et une autre voix se fit entendre.
— On peut toujours essayer, c’est mieux que rien, non ? Et puis c’est pas Henrick qui nous donnera des tours de garde…
Cette fois la foule applaudit. Ael leva une dernière fois les bras.
— On doit vous quitter, bonne chance, les gars, travaillez ensemble et respectez-vous.
Il fit demi-tour, reprenant le chemin en sens inverse, suivi de Katel, le regard fixe, et de Michelli.
— Ça y est, dit la jeune femme au bout d’une centaine de mètres. Il est surpris mais a envie de faire des choses. Quel pot de l’avoir trouvé, non ?
— Il y en a forcément d’autres, répondit Ael d’une voix morne, mais dans ce contexte, ils n’osent pas se mettre en avant, je suppose. Par ailleurs, depuis bientôt deux ans, la fin de la guerre, ils avaient pris l’habitude de tout faire pour passer inaperçus, dans l’Union. Allez, on s’éloigne et on se téléporte au Transmetteur.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? interrogea-t-elle.
Il haussa les épaules, hésita et finit par dire :
— On manie les foules comme on veut et je me dégoûte de faire la même chose.
— Il y a une chose que tu oublies, mon petit idéaliste, répondit-elle. Ça fait des années que tu harangues des foules. Quand tu commandais ton Groupe, avant une mission, tu les réunissais pour les mettre en condition, non ? Trois cents types devant toi, pas spécialement des enfants de chœur, alors il fallait trouver les mots pour les toucher. Ça t’a inévitablement donné une habitude des foules, dont tu n’as peut-être pas conscience. Tu n’es pas exceptionnellement doué, les autres ne sont pas particulièrement des moutons, tu as seulement l’expérience de ces trucs-là.
Il ne répondit pas, réfléchissant. Il n’était pas fier de ce qu’il avait fait, aujourd’hui, ne pouvait pas effacer un goût d’amertume, en lui.
— Tu ne veux pas aller à l’autre village, celui de l’intérieur ? demanda Michelli après un moment.
— Pas possible. Les habitants se rencontreront fatalement, de plus en plus. On n’aurait pas pu visiter tous les villages le même jour, sans un moyen de locomotion rapide. Logique. Or on est apparu à pied. Quelqu’un remarquerait l’invraisemblance et des bruits commenceraient à circuler. Non, on rejoint la Barge d’Antonio et on débarque à Véga XX.
Trois jours plus tard, ils pénétraient dans l’immense bâtiment de l’OFG sur Véga XX. Ils s’étaient fait Transmettre à bord de la Barge d’Antonio, déjà sur place.
Ils étaient allés tout de suite en ville acheter de nouvelles combinaisons ultra convenables, avant de se rendre au siège de l’OFG avec l’ex-Colonel.
Ils en traversèrent tranquillement le hall en direction de la salle de conférence, Ael devant, Katel et Antonio derrière. Michelli était resté à l’extérieur, en réserve.
Ils contournaient des groupes de personnalités de toutes les Fédérations de la galaxie quand une voix sèche s’éleva :
— Capitaine Madec !
Ael eut assez de sang froid pour se retourner lentement. Trois hommes le regardaient ; ils portaient des dossiers aux couleurs de l’Union. C’est ce qui le mit sur la voie. L’homme qui avait parlé, celui de droite, était Colonel d’État-Major, pendant la guerre.
Ael lui avait rendu compte d’une opération coup-de-main sur un astéroïde de Procyon qui était censé abriter des Projecteurs Thermiques Lourds. En réalité, Ael n’y avait trouvé qu’un petit astre mort et désert. Aucune trace d’installations.
Le Colonel avait voulu l’interroger lui-même, à son retour. Il ne croyait pas au rapport officiel. Il ne l’avait pas dit formellement mais soupçonnait Ael de ne pas avoir été sur place ! Celui-ci avait parlé aussi sèchement que son supérieur. Les deux hommes s’étaient immédiatement détestés… Mais le Général commandant la 388ème avait soutenu totalement le chef de son Premier Groupe. L’affaire en était restée là. Malgré ses efforts, Ael n’arrivait pas à se souvenir de son nom.
— Ainsi vous avez échappé… ? dit l’homme.
— … Aux tabassages de la populace ? Oui, Colonel, en effet. Vous aussi, je vois. Mais il est vrai que l’Armée a protégé ses officiers de carrière, si elle a laissé tomber les Anciens…
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Que les politiciens ont montré leur sens de la trahison. Colonel, et que l’Armée de métier n’a rien dit ! C’était minable.
— Attention à vous, Madec, je ne suis plus Colonel, j’appartiens au Département de la Sécurité, je suis même l’un des proches du Directeur.
— Je ne vous en félicite pas.
L’autre blêmit.
— Qu’est-ce que vous foutez ici, Madec ? Ce bâtiment lui-même vous est interdit. Je vais vous faire arrêter.
— Ex-Colonel, ou Haut responsable de la Sécurité, peu importe, adressez-vous à moi en disant “Monsieur,” je vous prie, fit Ael avant de faire demi-tour. Nous ne sommes plus ni dans l’Armée, ni même dans l’Union.
— “Katel, ne lâche plus ce type,” émit-il. “Interdis-lui de donner la moindre explication à ses deux copains. Antonio, sondez celui du centre. Michelli, je vais regarder un type prends-le en charge mentalement.”
Il se retourna brusquement et fixa intensément le dernier au moment où l’ex-Colonel lançait :
— Madec, je ne sais pas ce que vous fabriquez mais je ne vais plus vous lâcher. Cette fois, vous ne vous en tirerez pas.
— Vous n’êtes pas de taille. Colonel, vous devriez vous en souvenir, renvoya Ael, en rage.